L‘horreur ardennaise.

Calvaire

Nous sommes en 1999. Avec son court « Quand on est amoureux, c’est merveilleux », Fabrice du Welz nous plonge directement dans son univers décalé et transgressif. Il pose là un important jalon sur le chemin d’une œuvre qui reflète déjà tout ce que l’on aime et admire chez ce cinéphile passionné et ce cinéaste passionnant.

Lara, une femme rongée par la solitude et le manque d’amour décide de s’offrir, pour ses quarante ans, les services de Joe, un stripteaseur. Fantasmant une passion intense avec lui, elle se heurte très vite à une fin de non-recevoir de la part de celui qui ne voit en elle qu’un gagne-pain parmi d’autres. Blessée par son refus de s’offrir à elle, Lara le tue, conserve son cadavre et projette sur lui ses fantasmes de vie de couple…

Toutes les thématiques qui lui sont chères y sont déjà présentes : la solitude, la difficulté de communiquer et surtout l’amour, ou plutôt le manque d’amour… Le tout sous la forme d’un conte qui se situe à la lisière du fantastique, où se mêlent poésie, noirceur, humour burlesque et grotesque et où la recherche esthétique, plastique impressionne (dans une acception à la fois impressionnante et impressionniste), emmenant le spectateur dans un monde captivant (au sens littéral du terme), qui se construit, implacablement, au fil des mots, des silences, de l’expression des visages, du mouvement des corps et des gestes posés, des cadrages, des décors, des sons, des lumières…

Le film, qui réunit à l’affiche Édith Le Merdy, Philippe Résimont, Jean-Luc Couchard, Jackie Berroyer, Michel Crémadès, Laure Saintclair, mais aussi Alfred David, dit « Monsieur Pingouin », et l’entarteur Noël Godin, marque les esprits. Sa vision ne laisse personne indifférent et le film décroche notamment le Grand prix du court métrage lors de la 8ème édition du Festival International du Film Fantastique de Gérardmer (Fantastic’Arts).

Cinq années plus tard, le cinéaste belge revient dans l’actualité avec son premier long-métrage, « Calvaire ». L’action prend cette fois place dans un petit village des Ardennes. Suite à une panne, Marc Stevens, un chanteur de charme pour personnes âgées, atterrit dans l’auberge tenue par Bartel, un ermite qui ne s’est jamais remis du départ de sa femme. Celui-ci voit en Marc une réincarnation de celle-ci et lui fait subir un traitement cruel et humiliant afin qu’il ne soit pas une tentation pour les hommes du village proche. Commence alors pour Marc une terrifiante descente aux enfers…

Sur la base d’un scénario cosigné avec Romain Protat, le cinéaste crée son propre univers, trouve ses marques à l’occasion d’un véritable « parcours du combattant », tant pour le protagoniste principal que pour le spectateur, nourri d’inspirations diverses où se mêlent Tobe Hooper (« Massacre à la tronçonneuse »), Serge Leroy (« La traque »), John Boorman (« Délivrance »), mais aussi Luis Buñuel, André Delvaux, Jean Rollin et Jess Franco.

Si certains effets sont visuellement appuyés, la force du film réside surtout dans son grand pouvoir de suggestion, grâce à tout ce qui n’est pas explicitement et directement offert au regard du public. Fabrice Du Welz aborde chaque personnage de manière frontale, sans artifices, mais aussi sans jugement, laissant au spectateur le libre choix de vivre pleinement l’expérience du film sans parti pris. Il parvient à créer une œuvre unique, offrant ici une expérience sensorielle immersive, où l’image et le son nous plongent au cœur d’un univers troublant, dérangeant, choquant, étouffant.

Le film vaut tout naturellement par sa mise en scène, qui se veut à la fois instinctive et très technique, mais aussi par le jeu de ses acteurs, qui livrent ici de mémorables prestations, à commencer par le formidable Laurent Lucas, toujours aussi audacieux dans le choix de ses rôles (souvenons-nous notamment de « Harry, un ami qui vous veut du bien », « Va, petite ! », « Tiresia », « Qui a tué Bambi ? » ou « Grave », dans une filmographie riche d’une soixantaine de films qui fait la part belle aux premières œuvres). Le comédien incarne Marc, le chanteur de charme qui va connaître un véritable chemin de croix, face à Jackie Berroyer, qui met tout son talent au service de son personnage d’ermite traumatisé par un deuil amoureux.

A leurs côtés, on soulignera la présence de Philippe Nahon, Jean-Luc Couchard, Brigitte Lahaie, Philippe Grand’Henry ou encore du « géant de Brugelette », Alain Delaunois.

Produit (notamment) par le fidèle Vincent Tavier au sein d’une coproduction belgo-franco-luxembourgeoise et tourné principalement à Mondorf-les-Bains, dans la réserve naturelle des Hautes Fagnes ainsi que dans le village de Büllingen (Bullange), le film est servi par la très belle partition musicale du non moins fidèle Vincent Cahay et bénéficie d’un remarquable travail sur la photographie signé Benoît Debie, collaborateur régulier de Gaspard Noé, qui a travaillé avec Dario Argento (« The Card Player »), Harmony Korine (« Spring Breakers ») et Ryan Gosling (« Lost River ») et a récemment été couronné par un César pour « Les frères Sisters » porté par Joaquin Phoenix et Jake Gyllenhaal de Jacques Audiard.

« Calvaire » est aussi ce qu’un critique identifiera plus tard comme la première partie de la « trilogie ardennaise » orchestrée par Fabrice du Welz, précédant « Alleluia » (sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, 2014) et « Adoration » (présenté en première mondiale à Locarno, 2019), dont le cadre naturel et la thématique de l’amour « hors normes » sont deux des composantes-clés…

Quinze années après sa sortie, « Calvaire » reste une expérience riche, unique, viscérale et sensorielle, à la fois monstrueuse et irrésistible.

Un voyage implacable qui marque le corps et l’esprit, qui parvient à susciter une forme de curiosité malsaine, provoque le malaise, puis l’angoisse, laissant in fine, au-delà de sa vision, couronnée par un final apocalyptique, des traces à la fois intimes, infimes et profondes, des traces de terre, de chair et de sang, mais donnant aussi au spectateur, tout simplement, une furieuse envie de reprendre souffle, de respirer, de Vivre…

Note : 8/10

Vincent Legros – Le 22 janvier 2020

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